3 performance présentation ~1 from Ruiz Valérie on Vimeo.
L‘archipel Ruiz
Nous devinons que nous suivons une trace. La trace c‘est manière opaque d‘apprendre. La branche et le vent : être soi dérivé de l‘autre. Elle fêle l‘absolu du temps, c‘est le sable en vrai désordre de l‘Utopie. Elle est l‘errance violente de la pensée qu‘on partage. Le parcours de Valérie Ruiz dessine un destin. Le trajet y devient le projet tant ce qui peut paraître une errance se reforme dans une logique de l‘inéluctable et dans une esthétique de l‘arrachement. L‘art comme extraction, pour aller à la rencontre, pour faire silence, pour quitter les enclos du monde marchand, de la peur transformée en platitude médiatique, pour partager, pour être aimé. Les caresses et les coups y ont droit de cité (merveilleuse). La cité justement, cette passeuse de vies cachées, d‘attentes et de pas perdus. Quelle place pour l‘artiste dans la cité? Quelle empathie qui ne serait pas la recherche convenue d‘un compagnonnage de bon aloi, sorte d‘esthétique de la citoyenneté, du relationnel chic et de la franche camaraderie? Quelle solitaire exigence qui ne serait pas une coupure du monde et l‘expression arrogante d‘une esthétique du glacis et de l‘oubli de l‘autre? Quelle place entre les deux pour donner une réponse sans poser la question? La vie peut–être, comme un embarras plus bruissant et frais que toutes les pesanteurs sociales ; la vie sans doute comme le temps compté de donner sans compter ; la vie certainement comme un accident, un mal de dent, des coups de dés, des lieux improbables et le long mûrissement, saccadé et toujours incertain d‘une part enfouie, enfantement et enchantement, douleur et félicité, dans la recherche du plus profond en soi et du plus proche en l‘autre.
Valérie Ruiz habite le monde de cette façon. Sans compter, dans la dépense à tout moment puis soudainement dans l‘apnée salvatrice qui dans un suspens mesuré, met à l‘abri du fracas. Il est des œuvres mesurées et construites, inscrites dans des territoires aux limites strictes selon des règles longuement délibérées, protocolaires parfois, et rigoureusement suivies. Il en est d‘autres portées et emportées par l‘urgence, s‘inscrivant fébrilement dans un hors–limites où les rencontres ont la violence des accidents et les voisinages une ampleur de grand large. Les une et les autres peuvent par ces cheminements opposés aborder paradoxalement aux mêmes rivages de dérèglements et d‘effusion ou d‘ordonnancement manifeste. C‘est que l‘ordre apparent peut recéler un désordre caché et le désordre visible héberger un ordre contenu. L’œuvre polymorphe de Valérie Ruiz ressortit à cette seconde famille. Peinture, vidéo, installation, performance, théâtre, communication ... sont les véhicules les plus fréquents de son accomplissement. Elle constitue dans un désordre à la mesure de l’excès (excès de soi et des autres; excès de la relation; volonté et demande de partage et de possession des valeurs d‘échange... Parler à tous. Etre le mythe éternel autant que la minute aussitôt passée), une œuvre chorale à la recherche de traces de présence, celles de l‘absence, celles du multiple qui est en nous comme en tous les autres, multitude fraternelle enfouie sous le nombre, figures en attente d‘une question, d‘un regard, d‘une altercation. Valérie Ruiz fait ce travail d‘extraction et d‘attraction en une étrange mixtion de pudeur et de violence, d‘énergie insensée et d‘approche sensible. Ce goût de la dépense, égotisme et altérité mêlés, l‘a conduite sur des scènes diverses, dans des hôpitaux, loin de Mulhouse à Bakou, à Shanghai, à Belgrade; l‘a fait dialoguer et créer avec des écrivains, des metteurs en scènes, des patients impatients, des danseurs, les publics les plus variés; l‘a établie dans des musées, des Kunsthalle, des théâtres, et des lieux incertains où se joue soudain une rencontre et une grâce ....
Ce triptyque original logé replié dans un coffret puis s‘ouvrant avec ses battants, comme une fenêtre sur le monde vu et transcrit, tient à la fois du livre objet, de la carte médiumnique d‘une terra incognita ou d‘une météo marine du triangle des Bermudes. Mais cet apparent dédale possède son fil d‘Ariane pour reconstituer un lignage, une œuvre construite chemin faisant et défaisant, enfin rassemblée, venue de toutes parts et de toutes manières. Il fallait pour faire étape, trouver un port franc, amateur de denrées étranges, accueillant aux embarcations les plus diverses, de la boîte en valise aux radeaux de la méduse, des pirogues aux caboteurs et aux flambants Riva. La Maison Rouge d‘Antoine de Galbert est ce havre d‘intranquillité, d‘hospitalité, de générosité et de toujours exigeante curiosité. Valérie Ruiz peut y faire escale. Enfin, ai–je envie d‘écrire. Non qu‘elle ait manqué de lieux pour s‘exprimer mais parce qu‘elle n‘y rencontrait pas toujours les processionnaires de l‘art d‘aujourd‘hui, ces cohortes choisies parfois confinées dans la fréquentation de lieux institutionnels et ignorants de ces espaces incertains où se jouent souvent les scènes du lendemain. Valérie Ruiz vient de la peinture. Elle peint comme on écrit à un ami, absent ou à venir, peu importe; elle le fixe dans la peinture même, lui donne corps et âme. Elle peint comme une actrice joue, entre performance et interprétation, échange spectaculaire et intériorité. Produire du visible qui ne soit ni image ni visuel, fatras de communication ou icône pour aller au marché de l‘art. Ce travail fragile et mouvant (émouvant aussi) né de cet échange symbolique et de cette exigence de dureté vive devait pour se poursuivre rencontrer le corps de l‘autre, des autres, le corps social et le corps des acteurs et des danseurs. Elle éprouve ainsi le risque et l‘enjeu de la rencontre et de la fusion, l‘exposition de soi en train de sortir de soi à la recherche du double, de l‘écart qui distingue et réunit. La « Cité Merveilleuse» conte (l‘écriture de Valérie Ruiz fait corps et caractère) ces expériences –performances et théâtre– de frottement et de confiance, cette écoute de tous les sens, cette mémoire des choses vues, senties, touchées, parcourues et ce désir d‘abolir les frontières, de rejoindre. Il fallait ajouter à cette fusion une autre captation du réel et donner à voir dans «Être de papier» un travail photographique (fragmentant puis recomposant le réel en une seule véritable image paradoxalement logée dans des polyptyques) et de vidéo révélant des identités passagères, des fugacités de résidence qui approchent et esquissent des récits à venir de possibles retrouvailles.
Ce travail mosaïque de Valérie Ruiz, cette pensée de l‘archipel forme un tout, une façon de s‘abouter au corps social, d‘y «maintenir la trace éveillée» (selon sa propre expression), de s‘y confronter à l‘espace et aux voisinages innombrables qui nous empêchent d‘embrasser le monde dans sa totalité. Faut–il attendre, faut–il sonder l‘invisible pour échapper à l‘insaisissable réalité, faut–il vivre pour tracer le périmètre de la rencontre et faire de l‘art pour l‘étendre à l‘infini? « Toujours nettoyer, balayer, laver, .... pour faire la place à ce petit rien tellement fragile, dans un monde de consommation qui nous encombre. Dans ces décombres, la main nous sert ». «Rumeur téléphonique» comme «Echo du charbon» viennent parachever temporairement un parcours sans fin, ici de cris et de chuchotements. Le combat continue entre la vitesse et l‘emportement, l‘arrêt et le silence. C‘est un travail et c‘est la vie. Entre les deux, rien de vivable, l’autre peut être.